EAMONN DOYLE

DUBLIN : TRILOGIE

du 15 octobre 2016 au 18 février 2017

À peine quelques syllabes, i / ON / End., articulées dans le secret de ces ombres profondes… Ce sont les titres respectifs, lapidaires, des trois corpus photographiques réalisés à ce jour par le photographe et présentés ici. Il aura donc fallu à Eamonn Doyle une, deux, enfin trois lettres pour retenir le flux urbain et cosmopolite à l’oeuvre dans ses images, pas plus. C’est qu’il est économe de mots, peut-être parce qu’ils sont inévitablement faillibles ; sûrement parce que le médium ici choisi est la photographie. Dans ses trois livres photographiques éponymes, i / ON / End., aucun texte, de lui ou d’un autre, ne vient orienter la lecture. Seules les images, plein cadre : mouvements incessants, pas décidés, directions assumées. Des corps en marche s’érigent devant nous. Où sont-ils ? Dublin, nous soufflent avec retenue quelques indices ça et là disséminés. Où vont-ils, tous si affairés ? Silence.

La photographie de celui qui consacra les vingt premières années de sa vie créative au son (étant fondateur d’un label et d’un festival) est fondamentalement musicale, jouant une partition concrète faite de bruits de fond, de pas lourds, et de semelles raclant le bitume, de canettes qui roulent sur le trottoir, de musique bon marché, du ronron sifflant des voitures et des cris stridents des sirènes d’ambulances, au milieu desquels, toujours, ces longs silences, respirations profondes sans lesquelles la musique ne serait pas.

Sur sa partition, pour seules notes, se suivent des corps, troncs parfois sans visage (soit qu’il ait été coupé au cadrage, soit que l’on ne voie qu’épaules et nuque). Car chez Eamonn Doyle, comme chez son compatriote l’écrivain Samuel Beckett dont il cite souvent l’oeuvre pour avoir été décisive dans le développement de sa photographie, le vecteur d’expression premier et insurpassé de l’être, celui qui supplante tout autre moyen de le dire, le verbe y compris, c’est le corps et sa présence. La scène sur laquelle ils prennent place chez Doyle, c’est la rue.
Non l’espace de transit, linéaire, que l’on emprunterait pour se rendre d’un point à un autre, mais un espace quasi confiné, labyrinthique.

Alors vous noterez que les images ne s’organisent pas ici sagement au mur suivant une seule et même ligne droite. Chez Doyle, l’espace de l’exposition bruisse du pas mêlé et heurté de tous ces êtres. Dans cette absence de panoramas ou de quelconque plan large, la ville ne révèle rien de sa géographie ou de son échelle. Le photographe ne s’est d’ailleurs pas étendu : il a choisi pour scène une seule rue, qu’il arpente quotidiennement (étant celle de son domicile), un périmètre restreint, qu’il revisite sans cesse, de jour en jour, de série en série.

Eamonn Doyle cadre serré, et par là, rend sensible à l’image sa propre présence : lui, corps partageant ce même flux avec ses sujets, leur emboîtant le pas pour le saisir au plus près. Cette façon de « manger » les corps, les figurant la plupart du temps de manière fragmentaire, rappellera les images de William Klein, Leon Levinstein, Mark Cohen et plus à l’Est, de Daido Moriyama. L’usage de la prise de vue suivant un point de vue outré, en plongée (amenuisant encore ce corps prostré dans la série i.) ou contre-plongée (les érigeant a contrario au rang de figures monumentales) appuie encore ces résonances formelles. Et si ses sujets ne sont pas britanniques mais irlandais, on peut reconnaître, tout particulièrement dans son premier opus i, l’écho de Martin Parr, quoique la corde qu’il fasse vibrer ici ait une sonorité plus tendre que cruelle. Fort de remarquer cette parenté visuelle avec les grandes figures de ce genre dit « photographie de rue », Eamonn Doyle s’est vu intronisé nouveau héraut du genre. Mais l’étiquette ne vient pas renseigner sur la nature authentique de l’oeuvre, à moins de supposer qu’il existe une telle chose que la photographie de rue, ou de studio (et pourquoi pas alors d’appartement). L’un comme l’autre ne sont guère plus que des pages blanches sur lesquelles écrire drame, comédie ou tragédie.

Mais plus encore que ces affinités photographiques, celle qui s’impose sans détour aucun, c’est une affinité littéraire, entretenue et revendiquée, avec Beckett. La série i, réalisée en 2014, se pose comme une galerie de portraits de figures beckettiennes recensés sur ces deux fameuses et très larges artères du Nord de la ville, Parnell et O’Connell Street, soit à peine un rayon d’un kilomètre. Des personnes âgées, a priori de milieu modeste si l’on en juge par leurs vêtements et accessoires, peinent, le dos courbé, la silhouette comme absorbée par le bitume, prise dans l’entrelacs de la signalétique urbaine. Et là de penser à Beckett à nouveau et à sa pièce sonore « Tous ceux qui tombent » : « une belle idée horrible pleine de roues qui grincent et de pieds qui traînent, d’essoufflements et de halètements »…

Face à ces figures isolées, résignées, dont il ne sait rien, Eamonn Doyle se demande : « comment aborder la photographie de ces personnes qui étaient (et qui sont demeurées) de quasi inconnues ? et poursuit : « le philosophe Wittgenstein disait, « là où l’on ne peut parler, on se doit de rester silencieux ». Plutôt que de prendre ces mots comme une mise en garde, et de me réfréner (entendant par là que ne connaissant pas la personne, je ne devrais pas la photographier), je les ai lus comme une exhortation : photographier contre toute attente, malgré l’absence de connaissance ou d’expérience, comme dans cette double contrainte exprimée par Beckett : « je ne peux pas avancer, j’avancerai ».

Comment faire image alors de cette étrangeté ? Comme rendre compte de cette distance irréductible à l’Autre ? Alors Doyle d’avancer en prenant le parti de son échec annoncé : « je réalisais que je ne gagnerai aucune connaissance de leur être par la saisie photographique, mais qu’il ressortirait peut-être quelque chose de la tentative, peut-être même de l’échec. » On comprend mieux alors l’évitement régulier du visage, puisque celui-ci ne saurait informer sur l’être. Le corps, la posture, jusqu’aux plis du vêtement seraient alors plus bavards que le récit dessiné par les traits du visage. Référence explicite à la pièce de Beckett (Not I), i suggère dans cet emploi de la minuscule écrite en italique, cette silhouette esseulée, « anti-héroïque, voire stoïque ».
Avec ON, le photographe présente cette fois une foule cosmopolite, jeune, dans des cadrages plus larges, intégrant l’environnement architectural, typographique. Cette fois, c’est par un noir et blanc aux contrastes appuyés et l’emploi de la contre-plongée que Doyle sculpte, sous la lumière crue de Dublin, le flux incessant des passants. End. enfin, son dernier opus, combine des vues noir et blanc et couleur, points de vues en plongée et contreplongée. Et pour achever cette multiplication d’abords, la photographie se voit par endroits gagnée par une marée jaune, en d’autres, couverte d’entrelacs noirs labyrinthiques, imprimés en sérigraphie. Comme par capillarité, matières humaine et architecturale s’imprègnent l’une l’autre : traité suivant une même échelle, l’homme prête à l’architecture mouvement et souffle, quand la matière construite, elle, imprime sur les corps monumentalité et géométrie. L’architecture y apparaît incarnée et le corps, réifié ; les deux, indissociablement liés, tel que le souligne la tête-labyrinthe qui vient sceller cet End.

Tout comme les deux premiers corpus i et ON, End. a été conçu pour le livre, avant de l’être pour le mur. Fort de ce titre lapidaire et définitif, End. est celui qui veut rassembler, non sans conscience de la vanité de l’entreprise, l’expression de Doyle sur cette matière mouvante et multiple de la rue dublinoise. Et pour ce dernier volet de la trilogie, comme pour mieux y mettre le point final, il adjoint les interprétations de Niall Sweeney, graphiste, et David Donohoe, musicien. L’un imprime ces formes graphiques sur ou à côté des photographies, le deuxième en réalise la bande son. Formes et sons concrets, épais et noirs prolongent l’écho des images de Doyle.

Trouver une forme qui accommode le désordre, telle est aujourd’hui la tâche de l’artiste, disait Samuel Beckett. Et Doyle d’avancer lui aussi et de faire ce qu’il revient au photographe : répondre à son désir impérieux et faire image, malgré tout.

Autour de l'exposition

RENCONTRE
avec Eamonn Doyle
Samedi 15 octobre, 14h30

VISITES COMMENTÉES
avec Raphaëlle Stopin, directrice artistique
Samedis 10 décembre et 4 février, 17h

ATELIER DE CRÉATION
avec HSH
Tous publics, dimanche 4 décembre, 14h30

ATELIER 12 – 17 ans
Lire une image
Mercredis 14 décembre et 8 février, 15h-16h30

FINISSAGE
Lecture/performance de Philippe Ripoll autour
de Samuel Beckett, samedi 18 février, 17h