Visite commentée

Exposition Thorsten Brinkmann, Farce Satrape

en présence du photographe

Samedi 13 octobre, 11h

Le mot « choses » passe à côté de vous, il ne signifie rien pour vous : ou trop d’objets qui vous sont indifférents. Si cela vous est possible, retournez avec une partie de votre sensibilité déshabituée et grandie, vers l’une de ces choses de votre enfance avec lesquelles vous avez eu des rapports familiers. Ce petit objet oublié qui était prêt à tout signifier, en jouant mille rôles, en étant animal et arbre, et roi et enfant. Cette chose sans valeur, a préparé vos rapports avec le monde, vous a conduit dans l’événement et parmi les hommes (…)
. Rainer Maria Rilke, « Choses », Sur le paysage, 1903

Première exposition personnelle en France de l’artiste allemand Thorsten Brinkmann (1971), Farce Satrape fait place à quelques unes des figures illustres de chevaliers, padre, donna et autres créatures hybrides imaginées par l’artiste. Dans cette galerie de portraits réalisés entre les murs de son studio, l’artiste met en scène et incarne des personnages fictifs aux allures de hauts et fiers dignitaires. Le recours à une palette juxtaposant ocre, vert émeraude, vermillon et lapis lazuli, l’usage d’étoffes et le port altier du sujet rappellent à notre imaginaire les portraits renaissants de rois, reines et princesses. On aurait presque la sensation d’être toisé, s’il n’y avait pas, en guise de visage, ce seul abat-jour frangé.

L’œuvre de Thorsten Brinkmann procède en premier lieu d’une collecte assidue d’objets esseulés, usés, dysfonctionnels, mis à la marge par chacun d’entre nous. Nous laissant porter, tantôt allègrement, tantôt avec une molle résistance, par le courant de la société de consommation dans laquelle nous sommes immergés, il en est peu pour se retourner vers ces objets incessamment absorbés dans le vortex de l’obsolète. Thorsten Brinkmann, autoproclamé « serialsammler » (collectionneur en série), les retient dans ses filets. S’ensuit un travail d’assemblage, où laissant les objets et leurs histoires venir à lui avec une empathie non feinte, il sculpte son personnage, jusqu’au moment où, tout ayant pris place dans le décorum de sa fabrication, il appuie sur le déclencheur à distance.

Chaque photographie témoigne alors d’une rencontre, celle d’un regard retrouvant avec bonheur et visiblement sans trop de difficulté l’innocence de l’enfance telle qu’exposée par Rilke, et d’une mémoire informée, pleine des riches heures d’apprentissage de l’étudiant de l’école d’art de Hambourg que fut Brinkmann à l’aube des années 2000. Sous ses dehors badins, l’œuvre est tissée de références, plus ou moins directes, à l’histoire des arts. Du cadrage en buste de profil empruntant au portrait de la noblesse italienne du XVe siècle aux couleurs et matières choisies, l’artiste en appelle à nos réflexes conditionnés. L’œil repère ça et là les quelques indices du pouvoir grossièrement laissés à notre attention distraite, et à coups de surfaces lustrées et de torses bombés, la mémoire nous fait parcourir quelque galerie d’un éminent musée autrefois visité. Et soudain, la fonction originelle des objets ici accumulés refait surface : derrière ses allures de noble coiffe, la corbeille à papier défoncée nous adresse un sourire en coin, quand plus loin, un habit d’un pourpre royal révèle les petites boucles de cet ordinaire peignoir éponge que vous jetteriez bien un jour prochain.

Thorsten Brinkmann poursuit ici le dépaysement des objets entamé il y a près de cent ans par les surréalistes et « la révolution totale de l’objet » prônée par André Breton. Déplacer l’objet de son contexte, pour en révéler sa poétique. Figure incontournable en matière de détournement, Marcel Duchamp hante lui aussi le théâtre de l’artiste allemand. Il y a cette même pratique du travestissement de l’objet bien sûr qui permet de décaler les circonstances de son appréciation et puis il y a le travestissement de soi, parallèle rendu explicite par Brinkmann lui-même posant en Rose la Nuit, en un hommage – la solennité en moins – à Rrose Sélavy, personnage féminin incarné par Duchamp et photographié par Man Ray en 1921.

Le recours à sa propre personne pourrait également placer Brinkmann dans la lignée des performers des années 1970 agissant dans leur studio. Pourtant, à rebours de ses prédécesseurs, le visage toujours couvert, l’artiste se met dans le viseur pour mieux disparaître derrière ses identités fictives. A coups de lance de pacotille, Thorsten Brinkmann contre toutes les tentatives de mise en boîte. Le studio, toujours bardé d’éléments de décors, ne s’expose pas tel un périmètre sacré renfermant quelques secrets de création. Et le corps, privé de sa faculté de regard, engoncé dans ces accumulations d’habits incongrus, comme choséifié, n’est chez lui le lieu d’aucune intimité révélée. Se dessine alors une sorte d’équivalence entre l’esprit et ses produits, entre le corps et les choses, dans une illogique toute pataphysicienne. Échapper à la forme normative, au déterminisme se manifeste aussi chez Brinkmann, comme chez le père de la ‘Pataphysique, l’écrivain Alfred Jarry, par un goût prononcé pour la mécanique des mots, le contournement de leur sens et la déviation de leurs sonorités. Un coup d’œil aux titres des œuvres : calembours polyglotes, homophonie et homonymie vont bon train, rappelant là d’ailleurs, outre Jarry, une certaine Sélavy.
Aux portraits se joignent plus récemment quelques assemblages, montages hétérogènes d’objets dépareillés. Certains prolongent l’environnement du portrait, d’autres se présentent telles des natures mortes ramenées à la vie. Le terme «assemblages» utilisé par l’artiste pour désigner ces œuvres évoque alors sans détour Dada, substrat de toutes les avant-gardes de ce début de vingtième siècle et plus particulièrement l’artiste Kurt Schwitters et son Merz, soit le principe d’une œuvre élaborée au moyen de prélèvements de fragments et de leur association et expansion au-delà du cadre.

Avec humour, et ce brin de fantaisie irrévérencieuse, Thorsten Brinkmann et ses acolytes Donna di Smoothly, Jorn van Lanzebleu et consorts interprètent la relation de l’homme moderne à l’objet et à sa consommation et rejouent encore et encore devant le miroir de l’appareil les actes d’un théâtre de l’absurde qui sied bien à notre époque. Car enfin, quoi de plus nécessairement vital que le plaisir hénaurme de jouer et de rire tant du monde que de soi ? Quelle gymnastique plus salutaire que le pied de nez à « la pontifiante pédanterie prête à s’installer dans une déduction satisfaite » [1] ?

Empruntons à notre tour pour citer à l’endroit de Thorsten Brinkmann la devise d’un éminent membre du collège de ‘Pataphysique promu au rang de Satrape, Boris Vian : « je m’applique volontiers à penser aux choses auxquelles je pense que les autres ne penseront pas ».

[1] Vladimir Jankélévitch, L’Ironie, Champs-Flammarion, 1964, p.182

 

Entrée libre
au 02 35 89 36 96
ou info@centrephotographique.com

Photogramme : Thorsten Brinkmann, Se King, 2009, vidéo 7’26 » ©T.Brinkmann + VG Bildkunst, Bonn, 2018